Mouvement social sur l’île de Mayotte : focus sur le régime de responsabilité sans faute de l’Etat du fait des attroupements

L’actualité récente met une nouvelle fois en lumière l’existence d’une tension sociale intense sur l’île de Mayotte. Au-delà de la crise de l’eau potable qui a déjà fait l’objet d’un article sur notre blog, les mahorais s’indignent aujourd’hui de l’insécurité régnant sur l’île aux parfums et souhaitent également qu’une réponse soit trouvée face à la problématique immigratoire.

Cette tension se manifeste dans la rue avec de nombreuses mobilisations citoyennes mais également par les nombreux barrages routiers élevés à différents endroits de l’île et le blocage de la barge reliant Petite Terre à Grande Terre. Ces perturbations paralysent actuellement le département insulaire.

Si ces manifestations se veulent pour la plupart non-violentes, elles sont malgré tout, notamment en raison des blocages constatés et de certaines dégradations, à l’origine de dommages causés à des particuliers riverains, à certaines entreprises ou encore aux collectivités publiques.

Si l’heure des comptes n’est pas d’actualité, la question de l’indemnisation des dommages résultant de ces manifestations se posera assurément.

Cette crise sociale que connaît aujourd’hui l’île de Mayotte est l’occasion de revenir sur le mécanisme de responsabilité sans faute de l’Etat du fait des dommages résultant des attroupements ou des rassemblements.

Ce dispositif est défini à l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure :

« L’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens.

L’Etat peut également exercer une action récursoire contre les auteurs du fait dommageable, dans les conditions prévues au chapitre Ier du sous-titre II du titre III du livre III du code civil.

Il peut exercer une action récursoire contre la commune lorsque la responsabilité de celle-ci se trouve engagée ». 

Ainsi, en application des dispositions de cet article, toute personne victime d’un dommage résultant d’un crime ou d’un délit survenu à l’occasion d’un attroupement est fondée à engager la responsabilité de l’Etat en vue d’être indemnisé.

S’il s’agit d’un régime favorable aux victimes dans la mesure où celles-ci n’ont pas à démontrer l’existence d’une faute de l’Etat pour engager la responsabilité de ce dernier, cette action en responsabilité est, malgré tout, limitée en raison du fait que la notion d’attroupement est entendue de façon restrictive par le juge administratif.

Face à ce régime spécifique, il est intéressant de revenir sur les conditions de la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat.

A la lecture de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, quatre conditions doivent être réunies afin d’engager la responsabilité de l’Etat sur ce fondement :

  • Les dommages subis doivent résulter d’un attroupement () ;
  • Les actes commis doivent avoir le caractère d’un crime ou d’un délit ().
  • L’existence d’un dommage () ;
  • L’existence d’un lien de causalité entre l’attroupement et le dommage ().
  1. LA NOTION D’ATTROUPEMENT

Comme indiqué précédemment, toute la subtilité de la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure réside dans la notion d’attroupement.

En effet, seules les victimes dont les dommages ont été commis lors d’un attroupement peuvent engager la responsabilité de l’Etat sur ce fondement.

Le juge administratif a élaboré une jurisprudence subtile qui restreint la possibilité pour les victimes d’engager la responsabilité de l’Etat sur ce fondement.

Si cette notion n’a jamais été définie par le législateur ou le juge administratif, ce dernier ne retient toutefois pas la qualification d’attroupement ou de rassemblement lorsque :

  • Les dommages sont commis de manière isolée par un groupe de personnes, organisé dans ce but, en marge du rassemblement (CE, 12 novembre 1997, n° 150224) ou plusieurs heures après la dispersion de la manifestation (CE, 7 mars 2003, n° 242720) ;
  • L’action était organisée et préméditée. En ce sens, le Conseil d’Etat a jugé que « ne peuvent être regardés comme étant le fait d’un attroupement ou rassemblement au sens de l’article L. 211-10 du CSI les actes délictuels commis sur l’autoroute alors qu’ils ne procédaient pas d’une action spontanée dans le cadre ou le prolongement d’un attroupement ou rassemblement mais d’une action préméditée, organisée par un groupe structuré à seule fin de les commettre » (CE, 28 octobre 2022, n° 451659).

Ainsi, l’attroupement suppose qu’il n’y ait pas de préméditation et que les dégradations aient été commises dans un temps proche de la manifestation par des individus n’ayant pas pour seul objectif de commettre un tel délit. A ce titre, la décision du tribunal administratif de Toulouse prise le 21 avril 2022 dans les suites du mouvement des gilets jaunes est intéressante :

  1. La commune de Toulouse demande la condamnation de l’Etat, sur le fondement de la responsabilité sans faute prévue par les dispositions précitées, à réparer les préjudices subis entre le mois de novembre 2018 et le mois de juin 2019 du fait des manifestations qui se sont déroulées chaque samedi dans le cadre du mouvement dit « des gilets jaunes ». Les dommages subis lors de ces journées de mobilisation et résultant de délits commis, à force ouverte ou par violence, sont susceptibles d’engager la responsabilité de l’Etat s’ils ont été commis dans le prolongement immédiat des manifestations et que leurs auteurs n’étaient pas animés de la seule intention de commettre un délit sans lien direct avec la manifestation. Contrairement à ce que fait valoir le préfet en défense, la circonstance que les actions violentes menées lors de ces journées de mobilisation aient pu être commises de manière préméditée et organisée, à l’appel de plusieurs initiateurs, notamment via les réseaux sociaux, et à l’aide d’armes par destination dont étaient munis certains manifestants, ne suffit pas, à elle-seule, à exclure la responsabilité sans faute de l’Etat en application de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure s’il est établi que les dommages résultent, de manière directe et certaine, de délits commis à force ouverte ou par violence dans le prolongement de la manifestation et ne sont pas le fait de groupes isolés, spécifiquement constitués et organisés dans l’unique objectif de commettre une action délictuelle, sans lien avec la manifestation » (TA de Toulouse, 21 avril 2022, n° 1904438). 

Dans ces conditions, la prudence est de mise et l’engagement d’un éventuel recours indemnitaire doit être précédé d’une analyse fine du cas d’espèce, notamment afin de savoir si les faits dommageables ont bel et bien été commis à l’occasion d’un attroupement.

  1. UN CRIME OU UN DELIT

L’engagement de la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure suppose également que les faits commis à l’occasion d’un attroupement puissent être qualifiés de crime ou de délit.

Chose rare pour le souligner, le juge administratif se mue en juge pénal pour procéder à la qualification des faits. Le juge administratif procède, dans certains cas d’espèce, à une analyse fine de la qualification pénale des faits : 

« qu’aux termes de l’article 434 du code pénal dans sa rédaction alors applicable : « Quiconque aura, volontairement détruit ou détérioré un objet mobilier ou un bien immobilier appartenant à autrui, sera, sauf s’il s’agit de détériorations légères, puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans et d’une amende de 2 500 F à 50 000 F ou de l’une de ces deux peines seulement » ; que relèvent de ces dispositions les hypothèses où des biens ont été maculés de peinture sans qu’il soit possible de l’enlever facilement sans risque de détériorer le support ;

Considérant que la cour administrative d’appel de Paris a estimé, dans l’arrêt attaqué, que « dans le cas où, comme en l’espèce, le dommage dont il est demandé indemnisation à l’Etat résulte de dégradations commises à l’aide de peinture, le point de savoir s’il y a eu délit réprimé par l’article 434 du code pénal, ou simple contravention réprimée par l’article R. 38-3° du même code dépend du caractère indélébile ou non de la peinture en question » ; que, ce faisant, la cour, en limitant la qualification délictuelle de l’infraction en cause à la seule hypothèse où la peinture aurait été indélébile, sans rechercher si la peinture n’était pas susceptible d’être enlevée facilement sans détérioration du support, a commis une erreur de droit » (CE, 6 décembre 1999, n° 192795)

Cette condition pose rarement de difficulté dans la mesure où les dégradations faites aux biens constituent des délits au sens notamment de l’article 322-1 du code pénal.

  1. SUR L’EXISTENCE D’UN DOMMAGE

Bien entendu, une action en responsabilité, peu importe son fondement juridique, suppose que la victime ait subi un dommage indemnisable et qu’elle puisse établir ce dernier.

Dans le cas spécifique de la responsabilité de l’Etat du fait des attroupements, il convient d’évaluer précisément le préjudice subi, en prenant en compte ce qui relève éventuellement de l’assureur. En, effet, il ne pourra être demandé au juge administratif l’indemnisation d’un préjudice qui aurait déjà été pris en charge par l’assureur. Cependant, l’assureur, subrogé dans les droits de son assuré, bénéficiera également d’une action contre l’Etat sur ce fondement.

Par un avis en date du 6 avril 1990, n° 112497, le Conseil d’Etat a précisé qu’il n’existait « aucune restriction quant à la nature des dommages indemnisables, que l’Etat est responsable des dégâts et dommages de toute nature qui sont la conséquence directe et certaine des crimes et délits » commis à l’occasion d’un attroupement.

La haute juridiction du Palais-Royal ajoute :

« la responsabilité de l’Etat peut ainsi être engagée sur le fondement de ces dispositions, non seulement à raison de dommages corporels ou matériels , mais aussi, le cas échant, lorsque les dommages invoqués ont le caractère d’un préjudices commercial consistant notamment en un accroissement de dépenses d’exploitation ou en une perte de recette d’exploitation » (CE, Avis, 6 avril 1990, n° 112497).

La typologie des dommages susceptibles d’être indemnisés dans le cadre de la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat est vaste :

  • L’ensemble des préjudices résultant d’un dommage corporel ;
  • Frais de nettoiement, notamment de la voirie publique ;
  • Frais de remise en état des biens dégradés (vitrine ; mobilier urbain ; caméras de vidéosurveillance) ;
  • Frais de travaux nécessaires à la réhabilitation des bâtiments ;
  • Manque à gagner d’un commerçant ou d’un artisan.

Enfin, il convient de souligner que pour être indemnisé, la victime n’a pas à démontrer le caractère anormal et spécial de son préjudice (CE, Avis, 20 février 1998, n° 189185).

  1. SUR L’EXISTENCE D’UN LIEN DE CAUSALITE ENTRE L’ATTROUPEMENT ET LES PREJUDICES

De façon évidente, la victime doit démontrer que les préjudices qu’elle a subis ont pour origine le crime ou le délit commis à l’occasion de l’attroupement.

L’avis précité du Conseil d’Etat du 6 avril 1990 rappelle cette exigence :

« l’Etat est responsable des dégâts et dommages de toute nature qui sont la conséquence directe et certaine des crimes et délits ».

Le juge administratif apprécie pour chaque poste de préjudices invoqués par la victime, le caractère direct et certain du lien entre ces derniers et les faits délictueux commis à l’occasion des manifestations.

Apporter la preuve de ce lien de causalité n’est pas toujours chose aisée pour la victime, qu’il s’agisse d’un particulier ou d’une personne publique.

A ce titre, il est intéressant d’évoquer une nouvelle fois la décision du tribunal administratif de Toulouse du 31 mars 2022, dans laquelle le juge retient, s’agissant des dégradations commises sur les horodateurs, l’existence du lien de causalité en raison du fait :

  • D’une part, que les dégradations ont été commises sur le parcours du cortège des manifestations ;
  • D’autre part, qu’il ressort des clichés photographiques des horodateurs que les inscriptions qui y sont peintes ne sont pas sans lien avec les revendications sociales portées par le mouvement des gilets jaunes.

Toutefois, dans ce même cas d’espèce, le juge administratif considère que le lien de causalité entre la manifestation et la dégradation des caméras de vidéoprotection n’est pas suffisamment établi :

« 9. La commune de Toulouse soutient que d’importantes dégradations ont été commises par les manifestants sur les caméras de vidéoprotection et leurs mâts. Toutefois, en se bornant à produire des devis au soutien du chiffrage de son préjudice sans éléments circonstanciés sur le lien de causalité entre ces dégradations et les manifestations, la commune de Toulouse ne démontre pas que les dommages dont elle demande réparation auraient pour origine l’action d’attroupements ou de rassemblements au sens des dispositions précitées de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure. En l’absence d’éléments probants permettant d’établir que ces agissements ont été commis dans le prolongement direct des manifestations et non par des groupes constitués dans l’unique objectif de commettre un délit, cette demande doit être rejetée » (TA de Toulouse, 21 avril 2022, n° 1904438).

Dans ces conditions, il ne peut qu’être conseillé aux collectivités locales et aux commerçants, lorsque des manifestations sont annoncées, d’anticiper d’éventuelles dégradations et d’établir par tout moyen (photographies ; constats d’huissier) l’état des vitrines des commerces ou des façades des bâtiments publics avant la date du passage du cortège. De telles précautions permettront d’évaluer plus précisément les dommages subis qui pourront, par la suite, être indemnisés soit par l’assureur si le contrat d’assurance couvre ce risque soit par l’Etat si les conditions de la mise en jeu de la responsabilité de ce dernier sur le fondement des dispositions de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure sont remplies.

***

Enfin, pour être complet, il sera utilement rappelé que ce régime spécifique de responsabilité obéit aux règles classiques du contentieux administratif :

  • La responsabilité de l’Etat étant recherchée, ce contentieux relève naturellement de la compétence du juge administratif ;
  • Il sera bien entendu nécessaire, en application de l’article R. 421-1 du code de justice administrative, de solliciter de l’Etat, préalablement à la saisine du juge, l’indemnisation des préjudices identifiés ;
  • C’est seulement en cas de refus, explicite ou implicite, de l’Etat à cette demande préalable d’indemnisation que la victime est recevable à déposer un recours indemnitaire devant le juge administratif ;
  • Cette action contre l’Etat se prescrit, en application de l’article 1er de la Loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968, dans « un délai de 4 ans à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis». La date à laquelle les droits sont acquis est généralement celle où la victime a connaissance de son préjudice, elle se confond régulièrement avec la date de survenance du dommage.

Article rédigé par:

Ronan MADEC

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