Le 5 octobre 2022

Expropriation pour cause d’utilité publique – Le contentieux de la perte de plus-value des biens expropriés non affecté à la destination prévue par la DUP.

L’exemple de l’ex-Pole Océan …

L’actualité récente a mis en exergue, sur l’île de la Réunion, un contentieux particulièrement intéressant du droit de l’expropriation : celui de l’indemnisation de la perte de plus-value des biens expropriés, non affectés à la destination prévue par la Déclaration d’Utilité Publique (DUP).

La situation est la suivante.

Des terrains ont été expropriés pour réaliser une opération d’utilité publique ou pour constituer une réserve foncière en vue d’une opération d’utilité publique.

Après plusieurs années, ces biens n’ont pas reçu la destination prévue.

Dans ce cas, d’une part, conformément aux dispositions de l’article L. 421-1 du code de l’expropriation, les anciens propriétaires disposent d’un droit de rétrocession.

Ce droit leur permet d’exiger la rétrocession des immeubles expropriés. Autrement dit, il leur permet de racheter leur terrain exproprié qui n’aurait pas reçu la destination prévue.

D’autre part, lorsque le bien a pris de la valeur, se pose la question de l’indemnisation de la perte de la plus-value acquise par le bien exproprié.

Cette question a d’ailleurs été portée devant les plus hautes instances juridictionnelles.

Cette indemnisation a, tout d’abord, été reconnue en cas d’impossibilité de rétrocession des biens expropriés (Cour de cassation, chambre civile 3, 30 octobre 1972, n°71-13136).

Aussi, selon la jurisprudence française, cette indemnisation était accordée lorsque la rétrocession n’était plus possible, par exemple dans l’hypothèse où le bien exproprié avait été vendu par l’administration à un tiers (Cass., 3° civ., 31 janvier 1979, n°77-14335 ; Cass. 3°civ., 17 novembre 1993 : Bull. civ. 1993, III, n°150 ; Cass., 3°civ., 20 juin 2007, n°06-12569, AJDI 2008 p.409).

L’action en indemnisation de la perte de plus-value acquise présentait donc un caractère subsidiaire par rapport à l’action en rétrocession du bien exproprié.

Ensuite, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a considéré que le maintien en réserve foncière d’un bien exproprié durant une longue période, s’il ne repose pas sur des raisons tenant à l’utilité publique et que ce bien engendre une plus-value appréciable sur cette période, constitue une charge excessive du fait de l’expropriation et ouvre droit à l’indemnisation de la perte de la plus-value (CEDH, 2 juillet 2002, affaire Motais de Narbonne, 48161/99).

A la suite de cet arrêt, il a été considéré que le droit de rétrocession n’était pas forcément un pré-requis pour présenter une demande d’indemnisation à raison de la privation de plus-value (Conclusions du rapporteur public Mme Suzanne von Coester, Cour de cassation, 16 juillet 2014, Société immobilière du ceinturon, n°359787). L’action en indemnisation de la perte de plus-value pouvait ainsi être lancée sans pour autant avoir sollicité la rétrocession du bien.

C’est d’ailleurs ce qu’avait entériné la Cour de cassation en 2014, en indiquant qu’il importait peu qu’aucune décision judiciaire reconnaissant le droit de rétrocession de l’exproprié ne soit intervenue (Cour de cassation, 12 février 2014, n°13-180 ; Conclusions du rapporteur public Mme Suzanne von Coester, Cour de cassation, 16 juillet 2014, Société immobilière du ceinturon, n°359787).

Toutefois, depuis un arrêt rendu le 19 mars 2020, la Cour de cassation semble être revenue à sa position initiale selon la doctrine administrative (Cour de cassation, Chambre civile 3, 19 mars 2020, 19-13.648, Publié au bulletin).

La haute juridiction retient que l’exproprié n’ayant pas exercé l’action en rétrocession qui lui était ouverte, dans les délais et les conditions prévus par la loi, sur le fondement de l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ne peut intenter une action en indemnisation de la privation de la plus-value acquise par le bien non affecté à la destination prévue par la déclaration d’utilité publique (DUP), dès lors que, en raison de sa propre inaction, il ne subit aucune charge excessive (Cour de cassation, Chambre civile 3, 19 mars 2020, 19-13.648, Publié au bulletin).

La doctrine unanime indique que cette décision met fin au découplage possible de l’action en indemnisation de la perte de plus-value et de l’action en rétrocession.

A notre sens, cette décision reste assez floue et interroge notamment sur sa conformité à la jurisprudence européenne. Sa portée sera peut-être précisée à l’avenir, d’autant que le cas d’espèce concernait une expropriation pour un projet d’utilité publique et non une expropriation pour constitution de réserves foncières comme ce fut le cas dans l’arrêt de la Cour européenne (CEDH, 2 juillet 2002, affaite Motais de Narbonne, 48161/99).

Pour en revenir à l’actualité locale, l’évocation d’une nouvelle « bataille judiciaire » à la suite de l’annonce par la commune de Saint-Denis du remplacement de l’opération d’aménagement urbain dénommée Pôle Océan par un projet de parc n’est donc pas surprenante. 

En effet, les terrains en cause avaient été expropriés pour la constitution de réserves foncières destinées à la réalisation du Pôle Océan. Toutefois, des années plus tard, cette opération d’urbanisme n’a pas été réalisée ; elle est même désormais officiellement abandonnée.

Aussi, la presse a annoncé que plusieurs propriétaires expropriés s’apprêtaient à saisir le juge de l’expropriation auprès du tribunal judiciaire de Saint-Denis aux fins d’introduire une action en indemnisation de la perte de plus-value.

Il conviendra normalement, au vu de la jurisprudence de la Cour de cassation, de rattacher cette demande indemnitaire à une action en rétrocession des parcelles expropriées.

C’est d’ailleurs sous ce prisme que la Cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion a déjà fait droit à une demande d’indemnisation d’un exproprié de l’îlot Océan.

Précisément, une parcelle de terrain d’une superficie de 532 m2 avait été expropriée pour la constitution de réserves foncières destinées à la réalisation de l’opération d’urbanisme du Pôle Océan. Ce bien a fait l’objet de diverses cessions et accueille actuellement un immeuble de bureaux et commerces qui ne s’inscrit pas dans le cadre de l’opération Pôle Océan. Aussi, la parcelle ne faisant plus partie de la réserve foncière, l’ancien propriétaire exproprié avait sollicité sa rétrocession. Cette dernière était devenue impossible puisque le bien avait été cédé. Ce faisant, l’ancien propriétaire a été indemnisé de la perte de plus-value, soit à hauteur de 278 000 euros (Cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion, 19 mai 2020, n°18/01720).

L’indemnisation de la perte de plus-value était donc ici liée à l’impossibilité de rétrocession.

Aussi, la faculté de rétrocession, ou non, des parcelles d’assiette du projet pourrait être une question juridique intéressante pour les contentieux à venir de la perte de plus-value de l’ex-Pôle Océan.

Article rédigé par:

Aurore DOULOUMA
Avocat, Associée

Partager