Commande publique – Pas d’offre irrégulière si l’élément n’était demandé qu’au sein de la section dédiée au jugement des offres

 

Précision sur la différence entre les éléments prescrits à peine d’irrégularité et ceux servant uniquement à la notation de l’offre – Décision du CE du 3 juillet 2025, n°501774

Le Conseil d’Etat vient de rendre une intéressante décision d’annulation d’une ordonnance de référé précontractuel dont l’apport principal concerne la distinction à effectuer entre (i) les éléments demandés par le règlement de consultation à peine d’irrégularité, dont la non-production rend une offre incomplète que l’acheteur est tenu d’écarter, et (ii) ceux qui sont demandés pour simplement apprécier la valeur technique d’une offre, dont l’absence de production n’est source que d’une plus mauvaise note sur un critère ou sous-critère.

  1. Les faits de l’affaire

Le marché contesté est un accord-cadre à bon de commande mono-attributaire ayant pour objet l’entretien préventif du réseau routier national de Mayotte pour la période 2024-2028, dont l’attribution est gérée par les services locaux de l’Etat – ici, la DEALM.

La DEALM a sélectionné l’offre de l’entreprise locale MRE, et écarté celle de l’attributaire sortant, la multinationale Colas (attributaire de ce marché depuis plus de 50 ans, qui se trouvait dans une situation de monopole à Mayotte sur l’enrobé conduisant à des prix près de 5 fois supérieurs à ceux pratiqués en métropole).

Le petit poucet dans cet appel d’offre, la société MRE, a obtenu une note bien meilleure sur le prix, mais plus mauvaise sur un des sous-critères techniques (« note précisant les moyens que l’entrepreneur mobilisera pour cette opération et les méthodes d’intervention »), au motif, indiquait le rapport d’analyse des offres, que la société MRE n’aurait pas décrit ses méthodes d’intervention.

L’application des critères combinés a quoi qu’il en soit conduit à estimer que l’offre de la société MRE était économiquement la plus avantageuse, et la préfecture de Mayotte lui a attribué le marché.

C’est cette attribution que l’entreprise sortante, n’acceptant pas son éviction, a contestée par la voie du référé précontractuel (article L. 551-1 du code de justice administrative), soulevant deux moyens principaux relatifs au caractère anormalement bas de l’offre retenue et à l’irrégularité de l’offre sélectionnée.

  1. L’ordonnance contestée rendue par le TA de La Réunion

Par une ordonnance rendue le 11 février 2025 (req. n°2402371), le juge des référés du Tribunal administratif de La Réunion a fait droit aux conclusions de la société évincée et a annulé la procédure de passation au stade de l’examen des offres.

Le tribunal a retenu le moyen selon lequel l’offre de la société MRE était incomplète, et donc irrégulière au sens de l’article L. 2152-2 du code de la commande publique, car elle n’aurait pas suffisamment décrit au sein de son offre ses « méthodes d’intervention ».

En portant cette appréciation, le Tribunal reprenait celle indiquée par la DEALM dans son rapport d’analyse des offres, qui avait été transmis en cours d’instruction.

La société MRE contestait pourtant vivement ce point au sein de ces écritures, produisant de longs extraits de son mémoire technique détaillant ses méthodes d’intervention en fonction des prestations susceptibles d’être demandées, mais le Tribunal s’est borné à reprendre à son compte l’appréciation du pouvoir adjudicateur.

Estimant que le juge statuant en référé avait, sur ce point, dénaturé les faits, l’attributaire pressentie a formé un pourvoi en cassation contre l’ordonnance n°2402371 du 11 février 2025.

Le pourvoi se prévalait d’un nouveau moyen qui n’avait pas été développé en première instance : l’erreur de droit consistant à voir dans l’indication des méthodes d’intervention un élément prescrit à peine d’incomplétude, alors qu’il ne s’agissait que d’un critère de notation.

  1. L’arrêt de cassation du 3 juillet 2025 du Conseil d’Etat

Annulation de l’ordonnance de référé – Pour annuler la décision du juge du référé précontractuel du Tribunal administratif de la Réunion, le Conseil s’est placé dans la lignée jurisprudentielle de sa décision du 20 septembre 2019, Société Vendasi c./ Collectivité territoriale de Corse, req. n°421075, mentionnée aux tables, aux termes de laquelle :

« Un pouvoir adjudicateur ne peut attribuer un marché à un candidat qui ne respecterait pas une des prescriptions imposées par le règlement de la consultation. Il est tenu d’éliminer, sans en apprécier la valeur, les offres incomplètes, c’est-à-dire celles qui ne comportent pas toutes les pièces ou renseignements requis par les documents de la consultation et sont, pour ce motif, irrégulières.

Cette obligation ne fait pas obstacle à ce que ces documents prévoient en outre la communication, par les soumissionnaires, d’éléments d’information qui, sans être nécessaires pour la définition ou l’appréciation des offres et sans que leur communication doive donc être prescrite à peine d’irrégularité de l’offre, sont utiles au pouvoir adjudicateur pour lui permettre d’apprécier la valeur des offres au regard d’un critère ou d’un sous-critère et précisent qu’en l’absence de ces informations, l’offre sera notée zéro au regard du critère ou du sous-critère en cause. »

Une fois ce considérant répété (considérant 3 de la décision commentée), le Conseil d’Etat procède à son analyse d’espèce, et constate que la description des méthodes d’intervention n’était pas prescrite à peine d’incomplétude de l’offre, s’attachant à la section du règlement de consultation au sein de laquelle figurait l’obligation, soit la partie «  Jugement et classement des offres » et non la partie « Présentation des offres » qui énumérait les pièces dont la communication était requise :

« Pour juger que l’offre de la société Mayotte Route Environnement était incomplète et donc irrégulière, le juge des référés du tribunal administratif de Mayotte a relevé que la note technique présentée à l’appui de celle-ci n’indiquait pas les méthodes d’intervention sur le chantier. En jugeant qu’en l’absence de cet élément, qui ne figurait que dans la partie « 4-2. Jugement et classement des offres » du règlement de la consultation précisant les éléments sur lesquels le pouvoir adjudicateur entendait fonder son appréciation de la valeur technique de l’offre, et non dans sa partie « 3-1.2.3 – Présentation des offres », qui énumérait les pièces dont la communication était requise, l’offre de la société MRE devait être regardée comme irrégulière, le juge des référés a commis une erreur de droit ».

Autrement dit, si l’élément n’est pas demandé dans la bonne rubrique, sa production n’est pas prescrite à peine d’irrégularité ! Retenir ce moyen permet au Conseil d’Etat de circonscrire la notion d’offre irrégulière, qui avait pu paraitre s’étendre démesurément à la lecture de la décision du 20 septembre 2019 précitée, sévère pour les attributaires pressentis.

Apport de la décision – La solution, pour avoir le mérite de la simplicité et de la clarté, apparait très formaliste.

Ainsi – et ce n’est pas qu’un cas d’école – si la production d’un mémoire technique n’est exigée que dans la section du RC relative au « jugement des offres », on peut imaginer qu’une entreprise soit désignée attributaire sans produire ce mémoire, si elle compense les points perdus sur la note technique par un prix inférieur.

En ne laissant aucune place à l’implicite, la décision permet toutefois de sécuriser les entreprises candidates. Elle délimite clairement les éléments qui doivent être produits pour que l’offre soit considérée (in-)complète, et ceux dont l’offre peut se passer, en fonction de la section du règlement de consultation où les éléments sont mentionnés.

Cet apport doit évidemment être salué, et peut être rapproché de la décision rendue par le Conseil d’Etat le 12 juin 2024, n°475214, mentionnée aux tables, aux termes de laquelle une offre ne peut être déclarée inacceptable si le montant des crédits alloués au marché n’a pas été porté à la connaissance des candidats dans les documents de la consultation (cette règle ne vaut pour l’instant que pour les accords-cadres, mais son extension aux autres techniques d’achat apparait inéluctable au vu des conclusions particulièrement convaincante du rapporteur public Marc Pichon de Vendeuil rendues sous cette dernière décision).

Là encore, au vu des conséquences importantes s’attachant au caractère inacceptable d’une offre, le juge a estimé qu’elle ne pouvait être rejetée que si la règle appliquée était parfaitement explicitée dans le règlement de consultation.

 Enfin, nous ne pouvons complètement nous départir de l’impression que retenir ce moyen permet de ménager la sensibilité du juge du premier degré, le juge de cassation préférant retenir une erreur de droit plutôt qu’une dénaturation des faits de l’espèce commise par le Tribunal, qui était pourtant flagrante pour qui a eu accès aux pièces du dossier. Retenir ce moyen est également plus conforme à l’office du juge de cassation, qui rechigne toujours à s’immiscer dans l’appréciation des faits.

 La décision du 3 juillet 2025 invite quoi qu’il en soit les acheteurs à être vigilant dans la rédaction des règlements de consultation, en séparant bien la partie relative au contenu de l’offre de celle relative aux critères de jugement, et en intégrant dans chacune de ces parties, respectivement, les éléments qu’ils estiment indispensables et ceux qui pourraient ne pas être produits mais servent uniquement à la notation.

Une fois ce règlement établi, il devra être scrupuleusement respecté lors du jugement des offres, ce qui n’empêche pas de faire usage – assouplissement important – de l’article R. 2152-2 du Code de la commande publique, qui permet d’inviter les soumissionnaires à régulariser leurs offres. Dans ce dernier cas, tous ceux ayant présenté une offre irrégulière n’étant pas anormalement basse doivent se voir autoriser cette possibilité, et la régularisation ne doit pas avoir pour effet de modifier des caractéristiques substantielles des offres.

Jugement au fond de l’affaire – Jugeant l’affaire au fond, le Conseil d’Etat rejette successivement, et classiquement, les différents moyens invoqués successivement par la société requérante.

Le premier, relatif à la communication des informations mentionnées aux articles R. 2181-3 et R. 2181-4 du code de la commande publique, et le quatrième, contestant la méthode de notation, sont rapidement balayés.

Le second moyen tenant au caractère anormalement bas de l’offre de la société attributaire est rejeté, les juges du Palais Royal relevant pudiquement que les « variations de prix sensibles », à l’avantage de l’attributaire, résultaient des spécificités « du marché concurrentiel mahorais » (comprendre : de la situation de quasi-monopole dans laquelle se trouvait la société évincée).

Par ailleurs, le juge relève que le prix proposé de l’attributaire est proche de l’estimation de l’acheteur et que, critère ultimement déterminant, rien ne démontre qu’il aurait été de nature à compromettre la bonne exécution du marché.

Le troisième moyen tenant au caractère irrégulier de l’offre de l’attributaire est écarté pour les raisons ayant motivé la cassation de l’ordonnance : « le règlement de la consultation n’exigeait pas la fourniture, à peine d’irrégularité, d’informations sur les méthodes d’intervention prévues ».

Timothée Guérin, avocat collaborateur

 Le cabinet Dugoujon & Associés, expert en matière de contrats de la commande publique, accompagne les entreprises ainsi que les collectivités de l’océan indien dans leurs problématiques de passation et d’exécution de marchés publics et concessions.

Article rédigé par:

Thimotée Guérin
Avocat collaborateur

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